À l'ombre d'un saule rouge, le vieil homme cherchait en vain le sommeil. La petite fontaine, à demi enfouie dans le vert tendre et strié de taches rouges d'un buisson de léripas, crachait dans l'air brûlant ses jets scintillants qui retombaient en myriades de diamants éphémères sur l'herbe lilas de la pelouse.

Dans le ciel chauffé à blanc, les trois astres diurnes de Point-Rouge décochaient leurs rayons incendiaires sur la ville, transformée en fournaise. En raison de leurs nuances distinctes, on les appelait les « Trois Feux » : Feu Vert, le plus grand, le premier à se lever et le dernier à se coucher, parait l'aube et le crépuscule d'une lumière froide et blafarde. Feu Orange, le plus petit, boule ocre et ratatinée, venait en seconde position et léchait la voûte céleste d'éclatantes langues de feu. Enfin, Feu Rouge faisait son apparition à la mi-journée. Son intrusion tardive mais remarquée entraînait une brutale augmentation de la température. Il déposait un voile uniformément rouille sur les maisons basses du faubourg, sur les rabougris épineux et sur les rues poussiéreuses. L'origine de ces noms se perdait dans la nuit des temps.

Parfois, le souffle tiède d'une imperceptible brise venait lécher la peau empoissée de sueur du vieil homme. La canicule écrasait le haut mur d'enceinte de Matana, l'ancienne cité prouge, les places circulaires, les hauts immeubles des quartiers interdits. A cette heure-ci, il n'y avait pratiquement plus aucune animation. Les toits en terrasse, les rares silhouettes, les quelques personnairs volants n'étaient que des songes vaporeux, des taches mordorées se diluant dans les effluves de chaleur. La rumeur sourde, ponctuée des cris perçants provenant des commerçants du grand bazar ou des marchands ambulants qui trônaient sur leurs invraisemblables capharnaüms, cette rumeur s'était tue. Seuls résonnaient les grondements lointains des immenses productrices d'énergie tellurique, besognant nuit et jour autour des hauts-fourneaux. Dans la perspective incertaine, elles ressemblaient à de grosses abeilles bleues grouillant autour d'un rucher.

Un salier huppé traversa la pelouse lilas de son allure dandinante. Par l'étroite fente de ses yeux mi-clos, le vieil homme constata que son petit compagnon d'exil s'était parfaitement adapté aux conditions atmosphériques de Point-Rouge : ses couleurs vives, franches, et les cercles dorés qui parsemaient ses ailes et son cou lustrés témoignaient d'une bonne vitalité.

Le vieil homme se retourna avec difficulté dans son confortable hamac autosuspendu. Il eut beau changer de position, le sommeil ne vint pas pour autant. Il eût pourtant apporté un agréable moment d'oubli. Mais l'oubli lui était-il encore permis ? Car ce n'était pas la chaleur qui l'empêchait de dormir mais le murmure intérieur d'une intarissable source d'amertume et de remords.

Il avait vu poindre des nuages sombres sur la Confédération de Naflin et, malgré son appartenance à la congrégation des smellas, n'avait rien fait pour prévenir la tempête. Désormais, il était trop tard : rien ni personne ne pourrait interrompre le fatal engrenage, et l'univers recensé était sur le point de s'enfoncer dans une ère de ténèbres, dans la kaliyug de la légendaire civilisation de Terra Mater. Il ne se décidait pas encore, davantage par lâcheté que par manque de lucidité, à déterminer sa part exacte de responsabilité dans le désastre imminent, mais il était conscient qu'elle y était fortement engagée.

Des pas crissèrent sur l'allée de gemmes du jardin. Le vieil homme tressaillit. Lorsqu'il s'était réveillé à l'aube de Feu Vert, il avait entrevu des ombres furtives tapies derrière le mur de pierres clôturant son jardin. Il avait décelé leurs intentions avant même de chercher à capter leurs pensées : ces ombres, silencieuses comme des spectres, n'étaient rien d'autre que les prémices de sa mort. Elles l'épiaient comme une meute de phacohyènes guettant l'agonie d'un fauve. C'étaient des tueurs de la pire espèce, des assassins de la secte de Pritiv. Ils se contentaient pour l'instant de cerner la maison et d'attendre. Le vieil homme avait deviné les raisons de ce sursis : ils avaient préparé une nasse à l'intention de la jeune femme qui cherchait à le contacter mentalement depuis quelques heures. S'ils ne l'avaient pas encore tué, c'était tout simplement qu'ils se servaient de lui comme d'un appât.

Le vieil homme savait que son esprit était sous la surveillance permanente d'un Scaythe lecteur. De plus, il s'était instantanément rendu compte que la jeune femme, la fille de Sri Alexu, ne maîtrisait qu'imparfaitement les techniques de communication dans le silence. S'il avait répondu, elle aurait risqué de se trahir. Elle n'était pas loin, à deux ou trois rues tout au plus de sa maison, et les mercenaires de Pritiv n'auraient eu que quelques pas à faire pour lui tomber dessus et lui trancher la gorge. Il avait donc invoqué le son de protection et dressé un infranchissable rempart autour de son esprit, transformé en une inexpugnable citadelle de silence. Il espérait qu'elle avait compris et qu'elle chercherait un autre moyen de le contacter.

Le bruit de pas se rapprocha. Le vieil homme reconnut la foulée aérienne de Maranas, cette façon typique de frôler le sol sans prendre le temps de s'y poser. L'adolescent, vêtu d'une simple tunique blanche agrafée sur l'épaule et faisant ressortir son teint mat, apportait des rafraîchissements sur un plateau d'optalium blanc. Il n'était pas très grand mais de proportions harmonieuses. Ses muscles déliés jouaient sous sa fine peau brune. Les rayons des Trois Feux allumaient des foyers incendiaires et mouvants autour de sa tête : comme tous les Prouges il se teignait les cheveux d'une substance rougeâtre tirée du qualilié, un cactier poussant en plein cœur du désert.

Ailes à demi déployées, le salier huppé traversa en hâte la pelouse pour venir saluer le nouvel arrivant.

Maranas s'accroupit et, tout en veillant à maintenir le plateau en équilibre, caressa avec beaucoup de douceur le petit gallinacé qui se mit immédiatement à rouler de plaisir. La beauté du salier, espèce inconnue sur sa planète, éblouissait le jeune Prouge à chacune de ses visites.

« Si un jour tu allais sur Syracusa, murmura le vieil homme, tu en verrais des milliers, tous aussi beaux que celui-là, avec des couleurs comme tu ne peux même pas te les imaginer ! »

Maranas sursauta, faillit lâcher le plateau, récupéra avec adresse la carafe et les verres vacillants. La faculté qu'avait le vieil homme de lire dans ses pensées et ses désirs aussi facilement que dans un livre-lumière le surprenait à chaque fois. Elle l'effrayait également, bien qu'il le fréquentât maintenant depuis plus d'une année standard. Sans accorder un regard au jeune Prouge, le vieil homme, yeux vert d'eau perdus dans le lointain, poursuivit :

« A Vénicia, tu verrais des spuniers géants d'Isphuhan le long des avenues et des boulevards, avec leurs feuillages transparents qui s'emplissent de lumière et de féerie. »

Une tristesse poignante imprégnait son visage et sa voix.

« Tu saurais comme il fait bon s'y promener en fin de seconde journée, lorsque Soleil Saphyr déserte le ciel et que le coriolis, la brise d'amour, se mue en caresse. Ici, tout n'est que sécheresse, brûlure, brasier!... Ces maudits Trois Feux ne laissent place pour rien d'autre que les cailloux, les crevasses, les ergs, les dunes... Les arbres eux-mêmes ont la couleur et la consistance de la rocaille!... Mais ton monde désertique et désolé n'est après tout que le reflet de mon âme. »

Interloqué, embarrassé, Maranas posa le plateau au pied du hamac autosuspendu. Se plaindre n'était pas dans les habitudes de son vieux compagnon qui, d'ordinaire, célébrait la vie comme une éternelle fête. Ce soudain accès de mélancolie ne présageait rien de bon. Le jeune Prouge s'assit à même la pelouse lilas, à l'ombre du buisson de léripas, et guetta le retour d'un sourire sur le visage parcheminé encadré de longs cheveux blancs.

Maranas respira voluptueusement les parfums enivrants et assortis qui s'exhalaient des fleurs du jardin, il retira sa tunique et se vautra sur l'herbe fraîche et soyeuse qui lui caressa le torse, le ventre, les cuisses. De longs frissons de plaisir le parcoururent de la nuque jusqu'aux doigts de pied.

La première réaction du visiteur en découvrant cet enchantement végétal qui tranchait sur l'uniformité rousse et sèche de la cité, était une réaction d'incrédulité. Le vieil homme n'avait pas hésité à faire venir des mondes du Centre une quantité phénoménale de graines, de plantes, de boutures. Deux appareils, dissimulés sous l'épaisse couche de terreau au milieu d'un inextricable enchevêtrement de tuyaux et de récepteurs, captaient la moindre trace d'humidité, rosée du matin, évaporation, sueur, à partir de laquelle ils synthétisaient des hectolitres d'eau qu'ils stockaient dans des conteneurs souterrains d'où ils approvisionnaient la fontaine bruissante, le bassin ovale, les bulles d'arrosage et le circuit de distribution de la maison. Pour les Prouges, qui considéraient l'eau comme un luxe, cette profusion avait à la fois quelque chose de magique et de suspect. Le vieil homme avait pratiquement englouti toute sa fortune dans ce petit coin de paradis, mais, dans la désolation de son exil sans fin, cette exubérance végétale, seule façon de se relier à son monde d'origine, n'avait pas de prix.

« Qu'est-ce qu'il y a, Double-Peau ? finit par demander Maranas en se redressant. Tu n'es pas heureux de vivre aujourd'hui ?

— Ne m'appelle pas comme ça ! maugréa le vieil homme. Tu sais pourtant que je n'aime pas quand tu m'appelles Double-Peau ! Il y a bien longtemps que je n'ai plus deux peaux ! C'était peut-être d'actualité lors de mon arrivée, mais maintenant... »

Il avait fini par abandonner complètement l'usage du colancor, à l'origine de ce surnom. Cette transgression de la stricte éthique vestimentaire syracusaine l'avait troublé au début. Mais à présent, il se sentait parfaitement à l'aise dans les amples tuniques prouges. Il appréciait particulièrement les effleurements de l'air sur son épiderme. C'était devenu un agréable et indispensable mode de vie.

« Et comment veux-tu que je t'appelle ? rétorqua Maranas. Je ne connais pas ton vrai nom ! Bah, quelle importance, je t'aime bien, même si tu veux rester anonyme, Double-Peau ! »

L'adolescent éclata de rire, se releva avec une souplesse de félin et déposa un baiser furtif sur les lèvres du vieil homme. Puis il rejoignit en trois bonds de cabri le bassin ovale situé en contrebas, sauta sur le large rebord dallé et plongea la tête la première dans l'eau tiède.

Dans le hamac, le vieil homme se redressa sur un coude et contempla Maranas. C'était ce genre de corps brun et nu qui l'avait entraîné à sa perte. Les corps juvéniles, vigoureux et tendres des éphèbes qui crevaient la fragile enveloppe de l'enfance, hésitant entre les angles et les courbes, déclenchaient en lui des désirs tyranniques, irrépressibles, qui bouleversaient ses sens et sa raison. Il lui fallait impérativement les toucher, les caresser, sentir au bout de ses doigts ou dans le creux de ses paumes ces peaux soyeuses et gorgées de sève. Il lui fallait butiner ces lèvres boudeuses, rieuses, plonger sa langue dans ces bouches emplies de vie pour en recueillir tout le suc, tout le miel.

A cause de ces corps il avait trahi la tradition plurimillénaire de ses maîtres. Il survivait certes, mais à quel prix ! A chaque fois qu'il repensait à son procès, il ressentait la même humiliation, la même intense brûlure qu'au moment où le magistrat suprême de l'inquisition kreuzienne l'avait publiquement condamné au classement à l'index des raskattas et au bannissement perpétuel sur Point-Rouge, en compagnie de tous les criminels et trafiquants des mondes du Centre. Lui, l'un des cinq grands smellas, avait été chassé de la congrégation comme le dernier des misérables. Les regards sévères et méprisants de ses anciens pairs lui léchaient encore le visage et la nuque. Il passait désormais ses journées à se prélasser dans son jardin, à boire des jus de fruits acides et à faire l'amour avec de jeunes Prouges de Matana, d'autant plus complaisants qu'il rémunérait largement leurs faveurs. Il avait peu à peu laissé la friche envahir sa dignité et sa volonté, ces landes désolées et battues par les vents du regret.

La pensée de Sri Alexu avait traversé l'espace et le temps pour tenter de maintenir coûte que coûte l'union des trois maîtres, mais le vieil homme était resté sourd à son appel, comme s'il s'interdisait toute possibilité de retour en arrière, de rachat. Rien ni personne ne devait l'empêcher de toucher le fond, d'aller jusqu'au bout de l'ignominie. A présent une seule chose lui importait : disparaître à tout jamais, être happé par le grand fleuve de l'oubli. Il était presque impatient que la nasse se referme sur lui, que les envoyés de la Mort viennent le délivrer, pour un temps qu'il souhaitait le plus long possible, de ses tourments.

Le contact subtil avec Sri Alexu s'était définitivement rompu. Il ne ressentait plus que la présence du troisième maître, une présence ténue, incertaine, qui palpitait faiblement comme une étoile lointaine et rétractée.

Subitement, le vieil homme eut envie de se rendre utile une dernière fois, de tirer sa révérence en beauté : il fallait empêcher la fille de Sri Alexu de tomber dans le piège que lui avaient tendu les assassins de Pritiv et les Scaythes d'Hyponéros. S'il était parfaitement conscient que cet ultime soubresaut ne l'absoudrait en rien de ses errements passés, il se devait au moins de tenter quelque chose en souvenir de son vieil ami syracusain, victime de son renoncement.

Accroupi sur une dalle de la bordure du bassin, Maranas secouait sa crinière rouge et aspergeait le buisson de léripas de gouttelettes coruscantes. Une griffe de désir laboura le bas-ventre du vieil homme dont la bouche devint sèche. Au prix d'un terrible effort de volonté, il refoula énergiquement la tentation de s'étourdir une dernière fois dans le vertige de ses sens.

« Viens, Maranas ! J'ai quelque chose de très important à te dire. »

Le regard de braise du jeune Prouge, déconcerté par ce ton solennel et impérieux, s'enfonça comme une lame dans celui du vieil homme.

« Viens, te dis-je ! C'est non seulement important mais urgent ! »

Le vieillard se laissa tomber de son hamac, qui s'enroula sur lui-même et se transforma en une sphère lisse et compacte de la grosseur d'un poing. Puis il gravit les quelques marches-air qui reliaient le jardin à la terrasse. Subjugué, Maranas haussa les épaules, ramassa sa tunique, la jeta négligemment sur son épaule et rejoignit Double-Peau dans le salon, une vaste pièce que des tentures-eau bleues, tirées devant les baies ogivales, maintenaient dans un clair-obscur rafraîchissant.

Le vieil homme était assis en tailleur dans une nacelle blanc et or suspendue à la poutre principale. Ses longs cheveux blancs nimbaient son visage d'une auréole grise et terne.

« Rhabille-toi et assieds-toi en face de moi ! » Maranas soupira, enfila à regret sa tunique et se laissa tomber sur un pouf rétro-éclairé. Une curieuse sensation s'empara de lui : l'homme qui se tenait devant lui n'était pas celui qu'il connaissait. Il n'était plus Double-Peau, l'hôte raffiné dont la douceur n'était jamais prise en défaut. Il n'était plus l'amant attentif, patient, dont le regard clair, presque transparent, devenait douloureux à force de contempler, de désirer. Il semblait s'être retiré à l'intérieur de lui-même, s'être absenté. Mal à l'aise, le jeune Prouge voulut prendre la parole afin de briser le silence qui commençait à l'oppresser, mais le vieil homme l'en dissuada d'un geste péremptoire de la main.

« Maintenant, écoute-moi attentivement, Maranas ! » Sa voix puissante donnait l'impression de provenir des entrailles de la terre.

« J'ai constaté à plusieurs reprises que tes potentialités mentales se situaient largement au-dessus de la moyenne. Voici ce que tu vas faire : d'abord, fermer les yeux. Ensuite, laisser tes pensées remonter librement à la surface de ton esprit, comme des bulles d'air éclatant à la surface de l'eau. Ne les chasse pas : il suffira que tu leur ouvres la porte, elles sortiront d'elles-mêmes.

Enfin, permets au silence de prendre possession de tout ton être, de tous tes niveaux d'existence. Normalement, pour contacter ta citadelle de silence, je devrais te transmettre l'antra, le son vital. Mais nous n'avons pas le temps de procéder selon les règles. Tu ne comprends probablement pas ce que tout cela signifie, mais ne cherche pas à comprendre ! Suis simplement avec sincérité mes instructions. Je t'assisterai. Veux-tu essayer ?

— Mais qu'est-ce que... Pourquoi est-ce que tu me demandes... ? bredouilla le jeune Prouge.

— T'expliquer serait trop long ! Fais-le pour l'amour de moi. T'ai-je un jour maltraité, trahi ? Aie confiance en moi, je t'en prie. Ferme les yeux, laisse tes pensées remonter à la surface et permets au silence de prendre possession de toi ! »

Pour Maranas, cette nouvelle lubie était beaucoup moins drôle que les jeux érotiques auxquels le conviait habituellement Double-Peau. Mais, l'importance des récompenses variant selon le degré de satisfaction de son partenaire, il s'évertua à fermer les yeux. Cette situation, tous les deux face à face, lui sur son pouf et le vieil homme dans sa nacelle, yeux clos, mines graves, lui parut tellement dérisoire, ridicule, qu'il dut se contenir pour ne pas pouffer de rire.

A l'affût d'un signal quelconque annonçant la fin du jeu, il cligna des yeux à plusieurs reprises. Mais ce fut pour découvrir, au travers de la trame mouvante de ses cils, l'immobilité totale de son original d'amant, figé dans un hiératisme que rien ni personne ne semblait en mesure de perturber.

Les paupières du jeune Prouge s'alourdirent progressivement et il n'eut plus la force ni la volonté de les soulever. Il erra sans but dans son obscurité intérieure, jusqu'à ce qu'un puissant courant le saisisse et le dépose sur le rivage serein du silence. Un endroit tellement agréable, tellement apaisant qu'il se laissa immerger sans résistance dans les profondeurs abyssales de l'insondable océan qui le bordait. Il perçut encore ses propres pensées, tumultueuses, lointaines, éphémères, des bulles légères et futiles qui s'évanouissaient à la surface.

« Très bien, Maranas ! A présent, essaie de conserver ce niveau de silence. »

Une tempête se leva immédiatement dans l'esprit du jeune Prouge, effaré par ce murmure surgi de nulle part. Un intrus habitait en lui et les paroles qu'il avait chuchotées résonnaient avec une force et une limpidité incroyables. Il rouvrit les yeux, chercha à découvrir d'où sortait cette voix, mais il dut se rendre à l'évidence : il n'y avait personne d'autre que le vieil homme, dont le corps avait conservé une raideur de statue, et lui-même dans le salon baigné d'obscurité.

Il éprouvait le même malaise, la même sensation de décalage que lorsqu'il sortait trop rapidement d'un profond sommeil, couvert de sueur et empoissé de lambeaux de cauchemar. Il referma machinalement les yeux, davantage pour échapper à cette pénible impression que pour se conformer aux règles du jeu édictées par le vieil homme. La tempête s'apaisa comme par enchantement et le puissant courant le ramena de nouveau dans le sein de l'océan de silence.

« Ne réprime pas tes réactions. Accompagne-les jusqu'à la sortie et referme la porte sur ton silence. Très bien. Tu es un élève doué. Ne cherche pas à me répondre car le silence en profiterait pour fuir sur tes intentions et je ne pourrais pas l'en empêcher. Le silence est notre bien le plus précieux car en lui résident toutes nos potentialités. Mais comme toute chose précieuse, il est fragile. Si j'ai voulu que ce message te fût délivré de cette manière, c'est que je suis actuellement surveillé en permanence, à la fois par les yeux et par la pensée... »

Une nouvelle secousse ébranla l'esprit du jeune Prouge. Le vieil homme suspendit la transmission et déploya toute son énergie mentale à rétablir le calme.

« Très bien. Tu as compris. Ce procédé de communication est tiré d'une science oubliée, la science inddique. Avec lui, le lecteur de pensées qui me contrôle ne pourra pas intercepter notre conversation. Non, pas d'explication pour cela, nous n'avons pas le temps. Veille à ne pas donner au silence une nouvelle occasion de t'échapper. Quoi que je te dise, ne sois pas surpris et sors des bulles créées par tes émotions. »

Il marqua volontairement un temps de pause.

« Je vais mourir. »

Malgré l'avertissement préalable, Maranas ne put maîtriser l'immense frayeur qui monta en lui comme un feu dévorant attisé par une gifle de vent. Ce jeu n'était vraiment pas drôle, il ne reviendrait plus chez Double-Peau, quitte à faire une croix sur l'argent que sa complaisance lui valait.

Le vieil homme se rendit compte que les ombres de la mort, les assassins de Pritiv, avaient quitté leurs abris et convergeaient vers la maison. Le Scaythe lecteur avait perdu le contact et, dans le doute, leur avait ordonné d'en finir au plus vite.

Le vieil homme fit appel à tout son savoir, à ce qu'il lui en restait, pour juguler la réaction émotionnelle du jeune Prouge. Il puisa dans ses réserves d'énergie avec une volonté farouche, décuplée par l'imminente intrusion de ses bourreaux.

« Ouvre la porte à tes pensées ! Elles font plus de raffut que des bêtes féroces en cage ! Fais le calme en toi ! Je t'ordonne de faire le calme en toi ! Sors de tes émotions, de tes bulles ! Laisse-les éclater ! »

Peu à peu, sous la pression continue des exhortations du vieil homme, Maranas parvint à se détendre. La peur qui le tenaillait desserra progressivement son étreinte.

« Pour l'amour du ciel, contrôle tes émotions ! »

L'étau des assassins se refermait rapidement sur la maison. Le vieil homme décida d'imprimer directement ses pensées dans l'esprit du jeune Prouge.

« Je vais mourir parce que mon heure est venue. La mort est une chose naturelle, qui ne doit pas te faire peur. Mais avant, je vais te charger d'une mission. Tu l'accompliras pour l'amour de tes dieux, du ciel, des humains ou de tout ce que tu voudras. Sinon, que ce soit au moins pour les heures agréables que nous avons passées ensemble. Mon véritable nom est Lakti Mitsu, mais je suis plus connu sous le nom de Sri Mitsu. Si cela ne te dit rien, sache que j'étais l'un des cinq grands smellas de la congrégation chargée de veiller à ce que les décisions prises lors des asmas quinquennales soient conformes aux textes originels de la Confédération de Naflin. Veiller par conséquent à l'équilibre des pouvoirs. Mais à cause de mes penchants en matière de sexualité, le pouvoir et la religion de ma planète d'origine, Syracusa, m'ont condamné à vivre en exil perpétuel sur Point-Rouge. Bien sûr, je n'ignorais pas que ce procès avait été mûri de longue date par la famille Ang, le muffi de l'Eglise kreuzienne et le connétable Pamynx, un Scaythe d'Hyponéros, dans le but évident de m'éloigner et d'avoir ainsi les mains libres pour renverser la Confédération. En revanche, je ne suis pas parvenu à en savoir plus sur la stratégie de conquête des Scaythes d'Hyponéros. Les satellites habités que nous avons lancés vers Hyponéros, un monde situé dans l'univers inconnu, n'ont jamais donné signe de vie. Quoi qu'il en soit, ils ont été assez habiles pour exploiter ma faiblesse. J'ai eu la stupidité de poser moi-même la tête sur le billot. J'ai échoué dans la mission dont m'avaient chargé mes maîtres. »

Dans l'état apaisé de sa conscience, Maranas comprenait le sens des mots avant même qu'ils ne soient exprimés. Il percevait les intentions avant les paroles et n'avait aucun effort à fournir pour s'imprégner des émotions du vieil homme, qu'il ressentait aussi bien et même mieux que les siennes.

« Je suis surtout l'un des descendants d'une très longue lignée de maîtres : les maîtres de la science inddique. Dans tout l'univers, nous sommes trois, comme cela a toujours été. Plus exactement, nous étions trois. L'un de nous vient de mourir. J'ai perdu le contact avec lui. Il a pourtant tout tenté pour me sortir du gouffre de la déchéance, mais je n 'ai pas voulu entendre ses appels. Je ne suis qu'une carcasse vide, ne survivant que par et pour la satisfaction des sens. Une règle inddique veut que chacun des trois maîtres forme son successeur, de manière à ne jamais interrompre l'union. Je ne laisse qu'un vide derrière moi, un vide dans lequel se sont déjà engouffrés les Scaythes d'Hyponéros. En dernier ressort, Sri Alexu m'a envoyé sa propre fille, qu'il destinait à sa succession. Elle se trouve en ce moment à quelques rues d'ici. Elle a cherché à me contacter, mais j'ai dû fermer la porte de na citadelle car j'ai craint que notre communication ne fût interceptée. Il ne faut absolument pas qu'elle entre chez moi, c'est justement ce qu'attendent les assassins. Ils ne parviennent pas à la localiser mais ils savent qu'elle est sur Point-Rouge. Ils se servent de moi comme appât et veulent nous éliminer tous les deux en même temps. »

L'échange s'interrompit l'espace d'un bref instant. Maranas ressentit avec intensité la tristesse et l'épuisement du vieil homme, qui supportait tout le poids de la transmission et dont l'inactivité prolongée avait altéré les facultés mentales.

« Moi, je suis fini. Je ne suis plus qu'une porte ouverte sur le néant. La Tradition m'a rejeté comme je l'ai rejetée. Qui sait comment ces choses-là arrivent ? Pourquoi la roue du destin tourne-t-elle dans un sens plutôt que dans l'autre ?... Mais elle, elle représente l'espoir. Le dernier espoir. Elle se prénomme Aphykit. Un beau prénom : en vieille langue syracusaine, il signifie "le feu qui couve sous la cendre" ou encore "le foyer du renouveau". Dès que tu seras sorti de la maison, tu la rechercheras, aussi discrètement que possible. Les assassins de Pritiv ne feront pas attention à toi : tu ne les intéresses pas. Si toi, tu ne la connais pas, elle te reconnaîtra. Elle saura que tu es mon messager. Il est absolument indispensable que tu la retrouves avant eux, Maranas. De ta promptitude, de ton habileté dépend, écoute-moi, le sort de milliards d'êtres humains ! Tu lui diras... »

Des bruits de pas précipités et de portes claquées à la volée retentirent, brisant l'échange. Maranas ouvrit instinctivement les yeux. Son regard inquiet se posa sur les silhouettes menaçantes qui s'engouffraient par le portail blanc du jardin. Effrayé, encombré par ses ailes déployées, le salier détala de toutes ses petites pattes vers le buisson de léripas en poussant des cris stridents. Sa tête gracieuse se détacha soudain de son corps, vola au-dessus d'un massif et roula sur les gemmes de l'allée. A la vue du sang qui jaillissait par saccades du petit corps décapité, le ventre et les muscles du jeune Prouge se contractèrent convulsivement. Gagné par l'affolement, haletant, il se releva et chercha des yeux une issue de secours. Sri Mitsu concentra toute son énergie dans sa voix :

« Je dois finir. Ferme les yeux ! » Malgré sa terreur, Maranas obtempéra, dompté par le magnétisme du vieil homme qui l'attirait à lui comme un aimant. Il se rassit sur le pouf et s'efforça de clore les yeux, luttant contre la folle tentation de surveiller les silhouettes grises et blanches qui accouraient dans leur direction.

« Vite ! Tu lui diras qu'elle doit impérativement rejoindre le troisième maître. Lui pourra achever sa formation. Il saura ce qu'il convient de faire pour pallier ma défaillance et remédier à la situation. Le troisième maître l'attend. Mais attention : le mahdi Seqoram n'est pas... L'Ordre n'a plus... »

Maranas entendit un bruit sec, puis une vibration étouffée et un sinistre gargouillis. Un froid glacial envahit le jeune Prouge, qui eut l'horrible sensation que la mort se glissait en lui. Il entrouvrit un œil : le corps inerte de Double-Peau était affaissé sur un accoudoir de la nacelle empourprée. Un disque affûté de métal tournoyait dans sa gorge, taillant sans relâche dans le cou, déchiquetant les chairs, cisaillant les vertèbres, abandonnant un panache écarlate dans son sillage. La tête exsangue, cireuse du vieil homme retombait sur le côté et formait un angle insolite avec ses épaules.

Epouvanté, pétrifié, l'adolescent mit quelques secondes à comprendre : il était entré confiant et joyeux chez son vieil original d'amant et il se retrouvait brutalement projeté en plein cauchemar... Il allait certainement se réveiller et la vie reprendrait son cours normal.

Un ordre bref provenant du jardin le tira de sa torpeur. Il perçut un sifflement aigu et se baissa instinctivement. Un disque luisant et tourbillonnant vola au-dessus de sa tête et se ficha, en bout de course, dans le bois d'encadrement d'une baie.

Le jeune Prouge sauta comme un chat sauvage sur ses pieds et se rua vers l'escalier à suspension d'air donnant sur les chambres du premier étage. Les silhouettes grises et blanches faisaient déjà irruption dans le salon. Un autre disque se planta sur la rampe mobile, à quelques centimètres de sa main. Il avala les marches quatre à quatre, déboucha sur le palier et se jeta de tout son poids sur la manette de fermeture pneumatique de l'escalier, qui se renfonça d'un coup sec dans sa niche murale. Les marches, brusquement décompressées, s'envolèrent dans un chuintement assourdi et vinrent former une trappe hermétique à l'emplacement de la bouche d'escalier. Double-Peau avait installé ce système pour ne pas être dérangé lorsqu'il faisait monter ses jeunes amants dans une de ses chambres, qu'il choisissait selon l'humeur du jour.

Des jurons transpercèrent les minces lattes du plancher. Puis Maranas entendit un bruit sourd : ses poursuivants tiraient des meubles, des tables ou des chaises sous la trappe. Ses yeux affolés voltigèrent d'une porte à l'autre du palier. Son rectum se contracta violemment et de courts gémissements fleurirent dans le sillage de son souffle précipité. Une sueur acide perlait de son front et dégringolait dans ses yeux. Essayant de se calmer, de mettre un peu d'ordre dans son esprit, il fit le tour des différentes possibilités qui s'offraient à lui.

Une lueur verte s'infiltra par les interstices de la trappe, qui se mit à grésiller puis à se rétracter sur un cercle d'un mètre de diamètre. Une âpre odeur de bois brûlé s'éleva sur le palier.

Maranas opta pour la vaste chambre bleue, la seule pièce du premier étage dont le balcon donnait sur la rue. Il se rendit en deux bonds auprès de la porte et l'enfonça d'un coup d'épaule. Il enjamba la table de chevet, le lit, renversa au passage une haute lampe-eau qui oscilla sur sa base avant de se fracasser contre la cloison. L'eau libérée de sa prison de verre pressurisée éclaboussa le camaïeu bleu du plafond, les fresques murales et les coussins autosuspendus.

Par chance, la baie vitrée du balcon était restée ouverte.

Les assassins avaient dégagé une ouverture et se hissaient à la force des bras sur le palier.

Maranas prit son élan et, les deux mains en appui sur la balustrade d'optalium noir du balcon, se lança dans le vide. Il se reçut quatre mètres plus bas sur le sol craquelé et poussiéreux d'une rue écrasée de chaleur. Une de ses chevilles se déroba sous lui. Une épingle de douleur lui lacéra le pied et le bas de la jambe. Mais, aiguillonné par la peur, il se rétablit tant bien que mal et courut sans perdre une seconde en direction de l'intersection la plus proche. Chacune de ses foulées heurtées soulevait des gerbes opaques de poussière ocre.

Tout en détalant, il ne put s'empêcher de jeter de furtifs coups d'oeil derrière lui. À demi aveuglé par sa sueur, il aperçut une silhouette grise masquée de blanc qui enjambait à son tour la balustrade. Elle sauta, se reçut en souplesse sur le trottoir et entama immédiatement la poursuite.

L'intersection n'était plus qu'à dix mètres. Une fois passé l'angle de la grande maison blanche, Maranas pourrait semer les tueurs en s'enfonçant dans l'une des venelles qui reliaient le quartier au mur d'enceinte de Matana.

Un deuxième poursuivant jaillit sur le balcon, s'immobilisa et tendit le bras. La manche de son uniforme cracha un éclair. Au moment où Maranas bifurquait, un disque étincelant et sifflant l'atteignit juste sous l'omoplate droite. Une douleur fulgurante lui irradia tout le dos. Une giclée de son sang arrosa le trottoir et la base d'un mur blanc. Le bord tranchant du projectile tournoyant commença de lui taillader les côtes.

Au bord de l'évanouissement, Maranas eut encore la force de se traîner dans l'autre rue. Il discerna vaguement des hurlements d'encouragement, semblables à ceux que poussent les chienlions avant la curée. La terre assoiffée, sur laquelle il semait des fleurs pourpres, buvait avidement son sang. Un voile noir tombait sur ses yeux troubles, son courage, sa volonté le désertaient, le trahissaient, comme s'ils abandonnaient une carcasse devenue soudain encombrante, inutile. Le disque, coincé entre deux côtes qu'il n'était pas parvenu à découper, s'était arrêté de tourner.

Les jambes flageolantes de Maranas refusèrent de le porter. Il n'eut plus qu'une envie : s'allonger dans la poussière, se laisser mourir, oublier cette hideuse souffrance qui s'enracinait dans chacune de ses cellules.

« Prenez appui sur mon bras ! Vite ! »

Chancelant, le jeune Prouge vit, comme dans un brouillard, une forme sombre s'approcher de lui. Les couleurs et les lignes se dédoublaient, s'effilochaient, mais il devina que l'individu qui lui portait secours était un mendiant. Les pas des poursuivants martelaient la terre battue. Ils s'approchaient de l'angle de la rue.

L'instinct de survie de Maranas reprit le dessus. Il puisa dans ses dernières réserves d'énergie, serra les dents et s'appuya sur le bras tendu du mendiant dont le visage disparaissait sous une grossière cagoule et dont les hardes dégageaient une écœurante odeur de moisi, de vomi.

« Vers... Matana... La porte... gémit Maranas.

— Je sais ! » souffla le mendiant qui se dirigea aussitôt vers le mur d'enceinte de la vieille ville, dont le haut parapet crénelé dominait les toits plats des maisons environnantes. L'adolescent se laissa aller de tout son poids sur son frêle tuteur, qui ploya dangereusement sous la charge. Ils progressèrent avec une lenteur exaspérante jusqu'à l'entrée d'une venelle étranglée, une minuscule veine urbaine charriant une ombre dense entre deux rangées de constructions et donnant sur l'esplanade de l'une des cent dix-sept portes monumentales de Matana.

Ils avaient parcouru les deux tiers de la venelle quand le mendiant se retourna et entrevit une silhouette grise et menaçante qui se découpait à contre-jour une centaine de mètres derrière eux.

« Je vous en conjure, encore un effort ! Nous y sommes presque ! »

Maranas se redressa et tenta d'accélérer la cadence. Il ne sentait plus ses muscles, frappés d'engourdissement. Le tueur, dans la main duquel brillait une lame recourbée, gagnait rapidement du terrain. Ils pouvaient presque sentir son souffle sur leurs nuques lorsqu'ils débouchèrent sur la place inondée de lumière rouille. La jonction allait s'opérer dans quelques secondes, à quelques pas du salut.

« Laissez-moi... Fuyez... », chuchota le jeune Prouge.

Mais soudain, une volée d'enfants à demi nus surgit de la porte monumentale dont le chambranle en pierres de taille polies et arrondies formait une avancée grise et ombragée sur le mur d'enceinte. Ils se répartirent en courant sur l'esplanade comme pour commencer un jeu. Certains vinrent se glisser en riant et en se chamaillant entre le tueur, obligé de ralentir, et ses proies. Un nuage de poussière se Leva tout à coup, enfla comme une tornade et plongea la place dans un brouillard jaune et compact où il devint impossible de distinguer quoi que ce soit. La poussière n'était pas seulement aveuglante : elle agressait les yeux et les narines comme si elle renfermait une substance corrosive, sulfurée. Incroyable qu'une poignée de gosses soient parvenus à déclencher une telle opacité en un laps de temps aussi bref !

Les particules tourbillonnantes s'infiltrèrent dans les fentes oculaires et buccale du masque du mercenaire de Pritiv, qui crut que des milliers d'épines se plantaient dans ses yeux et sa gorge. Il tenta encore d'avancer dans cet irrespirable brouillard, mais ses yeux brûlés lui élançaient à tel point qu'il dut bientôt s'immobiliser. Il lâcha sa dague, s'accroupit et obstrua les fentes oculaires de son masque avec les paumes de ses mains.

Il les retira précautionneusement quelques instants plus tard, lorsqu'il eut la sensation de respirer un peu mieux. La poussière s'estompait, abandonnant un voile ocre sur le mur d'enceinte, la porte monumentale et l'esplanade. Il constata alors que son gibier et les gosses s'étaient volatilisés.

« Où est ce sale Prouge ? Que s'est-il passé ? » hurla une voix dans son dos.

Le mercenaire ramassa sa dague, se retourna et aperçut entre ses cils poisseux ses frères d'armes qui débouchaient à leur tour de la venelle.

« Un mendiant lui est venu en aide. J'allais les rejoindre quand ces gamins sont arrivés et ont fait une poussière du diable ! »

Un homme vêtu d'une combinaison et d'un masque noir se détacha du groupe et s'approcha du mercenaire toujours accroupi.

« Le Scaythe lecteur nous a conseillé de ne pas échouer ! Echouer, c'est trahir !

— Il lit peut-être dans les cerveaux des gens, mais ce n'est pas lui qui court derrière ! Le Prouge s'est réfugié là-dedans, fit le mercenaire en désignant la porte monumentale. Il est amoché, il n'ira pas loin. Il n'y a qu'à suivre ses traces.

— Nous ne devions pas intervenir si tôt, ovate ! gronda une autre voix. La précipitation n'a jamais rien amené de bon ! Vous n'aviez prévu personne en couverture dans la rue. Matana est un vrai labyrinthe et nous n'avons pas de sonde olfactive. De plus, on ne sait toujours pas où se terre cette satanée fille !

— Le Scaythe avait perdu le contact mental avec le vieux sorcier, répondit l'homme en noir, l'ovate, d'un ton agacé. Il n'a pas pu capter le message qui a été transmis au Prouge et a jugé qu'il était préférable de les éliminer sur-le-champ tous les deux.

— Résultat, nous n'avons eu que le vieux !

— Bouclez-la, maintenant ! glapit l'ovate. Retrouvez-moi le Prouge et ce mendiant ! Fouillez chaque recoin de Matana s'il le faut ! Un nouvel échec et je vous pends avec vos tripes ! Moi, je retourne à la maison du vieux pour remettre tout en ordre et nous donner une chance de voir rappliquer la fille. Pas de coordonnées de rendez-vous : vous vous débrouillerez pour rentrer par vos propres moyens. »

Allongé sur un muret, Maranas, livide, tentait de reprendre son souffle. La douleur s'était atténuée mais il n'avait plus de forces. Un linceul de sueur glacée le recouvrait de la tête aux pieds.

Leur mission remplie, les enfants avaient disparu. Ils étaient sortis tous ensemble du nuage de poussière, avaient entouré les fuyards et les avaient poussés sous la porte monumentale. De l'autre côté du mur d'enceinte, ils les avaient entraînés dans une interminable descente par des escaliers en spirale qui tombaient presque en à-pic sur les terrasses et les cours intérieures des maisons basses. Puis, poursuivie par les injures des vieillards qui somnolaient dans les rares zones d'ombre, la petite troupe bruissante s'était éclipsée comme par enchantement.

Le mendiant, fagoté dans des vêtements beaucoup trop grands pour lui, avait retiré le disque métallique maculé de sang hors de l'entaille béante et l'avait jeté sur le sol pavé, où il continuait de luire comme une bête malfaisante et repue. Il avait ensuite déchiré un pan de la tunique du jeune Prouge, avec lequel il avait confectionné un pansement de fortune. La plaie n'était pas belle à voir : des éclats d'os déchiquetés, aussi coupants que des lames, avaient crevé en plusieurs endroits la plèvre et les bronches. De temps à autre, le mendiant avait dû suspendre ses gestes pour se détourner et lutter contre la nausée qui le submergeait. Il était néanmoins parvenu à juguler l'hémorragie : la tache qui empourprait le morceau de tissu blanc avait cessé de s'élargir.

« Vous connaissez bien la vieille ville ? » demanda le mendiant d'une voix étonnamment suave.

Maranas acquiesça d'un mouvement de tête.

« Connaissez-vous un endroit où quelqu'un pourrait vous soigner ? »

Nouveau signe de tête du Prouge.

« Il faut que nous nous y rendions. Dans votre état, vous ne pouvez pas rester ici. Savez-vous où nous nous trouvons ?

— Aidez-moi à me relever... Je vais vous guider... », marmonna Maranas.

Il passa son bras autour de l'épaule du mendiant, qui s'arc-bouta sur ses jambes pour ne pas fléchir. Puis, avec d'infinies précautions, le jeune Prouge se releva.

« Par là... Suivez cette venelle... »

Ils contournèrent le muret et s'enfoncèrent dans l'invraisemblable dédale des constructions imbriquées les unes dans les autres, un enchevêtrement tel qu'il était impossible de savoir où commençaient et s'arrêtaient les espaces privés.

Quelques minutes plus tard, les mercenaires surgirent sur la terrasse. Il ne leur fallut que quelques secondes pour repérer le disque abandonné au pied du muret.

Ils fouillèrent le sol des yeux mais ne décelèrent aucune trace, aucune piste : les six ruelles qui partaient de la terrasse et serpentaient entre les murs blanchis à la chaux avaient été tant piétinées que la terre battue possédait maintenant la consistance de la pierre.

« Si seulement on avait la sonde ! maugréa un mercenaire.

— Ça ne sert à rien de se lamenter i » répliqua un autre.

Ils décidèrent de se séparer, de remonter chacun une venelle, et ce, bien que la division s'avérât probablement la pire des solutions dans un tel coupe-gorge.

Maranas marchait de plus en plus difficilement. Le raidillon tournant qu'ils avaient emprunté n'en finissait pas. La chaleur était lourde, accablante. Le mendiant, visiblement épuisé, avait toutes les peines du monde à soutenir le Prouge mais il ne cessait de lui prodiguer des encouragements :

« Encore un effort ! Il faut tenir ! Encore un effort ! »

Une évidence frappa tout à coup l'esprit embrumé de Maranas. Cet improbable mendiant, dépenaillé, surgi de nulle part, au langage et à la voix trop châtiés pour un gueux, était une femme. Cela expliquait le timbre haut perché, la finesse des membres, la délicatesse des mains... Le Prouge s'immobilisa et prit appui sur le mur de chaux d'une maison basse.

« Qui... qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix éteinte.

— De grâce, plus tard les présentations ! Gardez vos forces pour marcher !

— Vous ne vous appelleriez pas... Aphykit, par... par hasard ?

— Plus tard, vous dis-je ! L'endroit dont vous m'avez parlé, c'est encore loin ? »

L'écho d'une cavalcade se répercuta le long de la venelle.

« Ils sont sur nous... gémit Maranas, terrassé par la douleur et la peur. Nous sommes foutus... Tout est foutu... »

Des sanglots de désespoir se brisèrent dans sa voix. Il n'avait plus le courage de lutter. Il se laissa glisser le long du mur et resta sourd aux supplications de la femme. Il n'avait plus qu'un désir : s'immerger dans le gouffre noir et froid d'où s'élevait un murmure enchanteur, céder à l'appel insidieux de la mort comme un nouveau-né s'abandonne au sommeil dans l'odeur et la tiédeur maternelles.

La lumière drue et verdâtre de Feu Vert, encore haut dans le ciel, se substituait peu à peu aux rayons obliques et rougeoyants de Feu Rouge qui disparaissait à l'horizon. Matana s'éveillait au premier crépuscule. Provenant du bazar situé au cœur de la vieille ville, les cris aigus des marchands retentirent comme autant d'appels à la reprise de l'activité.

L'écho de la cavalcade s'amplifia. Aphykit sentit la terre battue vibrer sous ses pieds. Le tueur n'était pas loin, à une cinquantaine de mètres tout au plus. La Syracusaine hésita sur la conduite à suivre. Un sentiment de compassion, opposé au contrôle des émotions, la figeait dans un dilemme qui pouvait s'avérer désastreux. Elle ne se résolvait pas à abandonner le blessé. Pourtant, si elle continuait de s'encombrer d'un poids mort, elle n'aurait aucune chance de se sortir de ce guêpier. Or l'enjeu dépassait la vie d'un seul individu, même s'il était le dernier dépositaire du testament de Sri Mitsu, d'un ultime message dont elle avait par ailleurs deviné la teneur. Une maxime de Spol Barneth, un philosophe de la période prénaflinienne, lui revint en mémoire :

Bon est le sentiment humanitaire, sauf s'il devient sensiblerie. Alors jette-le sans pitié : il t'empêche d'agir.

Une porte blanche, tellement basse qu'on aurait pu la prendre pour un soupirail ou une entrée de cave, s'ouvrit soudain à côté de Maranas, affaissé au pied du mur. Dans l'entrebâillement apparut la tête renfrognée et ridée d'une vieille femme, auréolée d'un nuage de cheveux roux. Des tatouages bleu sombre parsemaient son front et son menton. Elle cracha d'abord d'incompréhensibles sons d'une voix de rogomme. Puis, voyant qu'Aphykit ne réagissait pas, elle pointa un index noueux, momifié, et lui fit signe d'entrer.

La jeune femme ne se fit pas prier : elle saisit Maranas par les poignets et le traîna jusqu'au seuil surbaissé de la porte. Sans cesser de ronchonner, la vieille l'aida à haler le blessé à l'intérieur de la maison, referma la porte et tira soigneusement le lourd verrou.

Appuyée contre l'huis de bois, Aphykit reprit son souffle et ses esprits. Son cœur tambourinait dans sa gorge, dans sa poitrine, elle avait l'impression de nager dans un océan de sueur. Elle n'avait plus son précieux colancor, qui absorbait toute l'humidité du corps, et se sentait souillée par cette répugnante diaphorèse.

Elle se raidit et suspendit sa respiration lorsqu'elle entendit le bruit des pas du tueur qui longeait le mur de la maison.

Couché en chien de fusil sur le carrelage de tommettes octogonales, Maranas geignait faiblement. Un filet de salive teintée de sang s'écoulait de ses lèvres violacées. La vieille tenta de percer du regard la pénombre de la cagoule du mendiant. N'y parvenant pas, elle darda des yeux de vipère et prononça quelques mots dans son jargon rocailleux. Pour tout vêtement elle ne portait qu'un large morceau de tissu écru, rehaussé de motifs bleus et verts, enroulé autour de hanches si maigres qu'elles formaient deux saillies symétriques sur l'étoffe. Sa peau était cuivrée, tannée, parsemée de multiples crevasses. Les outres vides de ses seins battaient ses flancs squelettiques.

Aphykit comprit que la vieille Prouge se défiait de son accoutrement. Elle ne fut pas fâchée de retirer la grossière cagoule poisseuse qu'elle s'était confectionnée avec des vêtements de récupération. Ses cheveux ondulés, pailletés d'or, retombèrent en cascade sur ses épaules. La finesse de ses traits et la blancheur d'albâtre de son visage arrachèrent un cri de stupeur à la vieille Prouge qui crut se trouver devant une magicienne des légendes immémoriales de Point-Rouge. A l'exemple de cette godappi, de cette étrangère des mondes du Centre, les magiciennes adoraient se déguiser pour venir taquiner les mortels.

« Vite ! Il est gravement blessé ! Il faut le soigner ! »

Bien qu'elle ne comprît pas, la vieille, stimulée par la voix de l'étrangère, sortit de son saisissement et, après avoir régurgité une nouvelle logorrhée, sortit par une porte du fond de la pièce qui donnait sur une courette intérieure maculée de lumière.

Aphykit se pencha sur Maranas, qui geignait faiblement. Il se vidait peu à peu de sa vie : ses yeux révulsés étaient les miroirs brisés d'une âme en perdition. Envahie d'un sentiment d'impuissance, la Syracusaine regretta cruellement son manque de connaissances dans le domaine médical.

La vieille revint, accompagnée d'un garçon d'une dizaine d'années qui apportait des pansements et un flacon rose sur un plateau de cuivre. Aphykit reconnut ce court pagne orange, cette peau presque noire, cette bouille ronde surmontée d'une tignasse rouge et dévorée par d'immenses yeux pétillants d'intelligence. C'était ce même garçon qu'elle avait croisé sur l'esplanade de la porte monumentale et à qui elle avait demandé d'entraver la progression des assassins de Pritiv. Il avait placé ses deux index dans sa bouche et lancé un coup de sifflet strident. Une marmaille gesticulante avait aussitôt surgi de l'autre côté du mur d'enceinte et des ruelles avoisinantes. Il avait brièvement harangué les gosses qui s'étaient postés derrière l'avancée du chambranle de la porte. Très disciplinée, la petite troupe avait visiblement l'habitude de prêter main-forte aux fuyards cherchant refuge dans l'inextricable dédale de Matana. Puis Aphykit était partie à la rencontre de Maranas.

Subjugué par sa beauté, par sa grâce, par la blancheur immaculée de sa peau, le garçon buvait la jeune femme des yeux. Il avait cru avoir affaire à un mendiant aux hardes pestilentielles, et voilà que d'un coup de baguette magique le mendiant s'était transformé en magicienne de légende ! Un sourire à la fois timide et narquois se dessina sur ses lèvres brunes.

La vieille s'était à son tour penchée sur Maranas et, sans cesser de marmotter, s'affairait à nettoyer la plaie. Un spasme prolongé secoua le corps du blessé quand le liquide rose s'infiltra dans ses chairs mutilées.

Le garçon s'approcha lentement d'Aphykit.

« Tu étais bien déguisée, tout à l'heure, mais je te reconnais ! Même si de pauvre homme tu es devenue belle femme ! »

Un accent guttural, aussi rocailleux que le langage de la vieille, imprégnait son nafle interplanétaire, langue officielle de la Confédération. Il bomba fièrement le torse :

« Tu as vu comment nous avons fait ! Les autres, ces stupides assassins de Pritiv, n'ont pas pu nous suivre ! Dans Matana, même eux ne peuvent rien contre nous. Pendant que tu trouvais refuge ici, chez Inonii, nous les avons aiguillés sur des fausses pistes. Maintenant, ils doivent être complètement perdus. Ils auront de la chance s'ils s'en sortent vivants ! Ce sont peut-être des assassins de Pritiv, mais ce sont aussi des godappis ! Comme toi... »

Son sourire dévoilait deux rangées de dents nacrées, brillant comme des perles au milieu de sa face bistre.

« Comment êtes-vous parvenus à faire tant de poussière ? demanda doucement Aphykit. Ce n'est pas seulement en traînant vos pieds par terre...

— Si tu as des dieux, remercie-les, dame étrangère ! répondit le garçon. Ils t'ont drôlement inspirée quand tu t'es adressée à moi : tu es tombée sur le meilleur fabricant de poussière de Matana. Regarde ! »

Il farfouilla à l'intérieur de son pagne avec une absence de pudeur qui consterna la Syracusaine, et en extirpa un sac transparent, de la grosseur d'un poing, contenant une poudre condensée de couleur ocre.

« Une bombe à poussière, expliqua le garçon d'un ton docte. Si je la lâche et qu'elle touche le sol, le papier se déchire et la poussière s'envole. Et nous serions obligés de quitter tout de suite la maison d'Inonii. Sinon, nous serions asphyxiés en deux minutes... »

La vieille se retourna et se mit à vociférer en apercevant le sac dans la main du garçon, peu impressionné par ce déluge sonore.

« Ne t'inquiète pas, dame godappi ! Inonii est gentille mais elle ne peut pas ouvrir la bouche sans hurler. Elle ne parle pas le nafle. Elle n'a jamais été à l'école. Moi non plus, d'ailleurs ! C'est moi qui l'ai prévenue qu'elle se tienne prête à ouvrir la porte au cas où vous passeriez devant sa maison.

— Et si nous avions pris une autre direction ?

— D'autres portes se seraient ouvertes. Tout Matana était prévenu. Je vous ai suivis depuis que vous avez franchi la porte monumentale. Quand tu étais encore un mendiant, belle dame. Personne ne connaît mieux la vieille ville que moi. Sans moi et mes petits rabatteurs, tu serais morte à l'heure qu'il est. Mais surtout, ils auraient tué un Prouge, un de mon peuple...

— Si je comprends bien, murmura Aphykit, c'est pour lui que...

— Au début, non ! coupa le garçon. Lorsque tu es venue me demander de l'aide, ma première intention était de vous conduire tout droit, toi et la personne que tu voulais sauver, chez le trafiquant qui m'aurait offert le meilleur prix pour une double prise. En général, ceux qui se cachent dans Matana finissent au chairmarché, là où on vend les esclaves aux enchères. Mais quand mes yeux ont vu que la personne que tu protégeais était un Prouge, alors j'ai fait en sorte que tout Matana se mobilise pour vous tirer de ce mauvais pas... Et toi, dame godappi, qu'est-ce que tu fabriques sur Point-Rouge, déguisée en mendiant ?

— J'ai mes raisons. Elles seraient trop longues à vous expliquer... »

Les doigts momifiés de la vieille avaient achevé le pansement.

L'intérieur de la maison était d'une sobriété monacale : une table basse de bois clair, le tapis de laine aux motifs géométriques sur lequel était allongé Maranas, quelques coussins de tissu épars et une banquette-air d'un modèle ancien, dont la suspension poussive peinait pour la maintenir à une hauteur décente, composaient le seul mobilier de la pièce, plongée dans un clair-obscur apaisant, rafraîchissant.

La réponse sibylline de son interlocutrice attisa la curiosité du garçon qui revint à la charge :

« Comment as-tu appris que les assassins de Pritiv allaient se mettre en chasse de l'un des nôtres ?

— Je l'ai perçu, tout simplement, répliqua sèchement

Aphykit que la fatigue gagnait et que les questions du garçon agaçaient.

— Comment ? Comment tu as pu entendre ? insista-t-il sans tenir compte de l'irritation qu'il avait décelée dans la voix de la godappi. Tu n'étais pas avec eux, puisque tu étais avec nous !

— Il n'est pas obligatoire de se trouver à côté des gens pour les entendre », énonça-t-elle lentement.

Elle estima qu'il était temps de changer de sujet :

« Comment vous appelez-vous ?

— Kirah. Mais on me surnomme le Malin. Ceux qui n'ont pas la conscience tranquille s'adressent souvent à moi. Je suis réputé pour dénicher des abris sûrs !

— Et vous en profitez pour les livrer directement aux trafiquants ! »

Le petit Prouge haussa les épaules.

« Il faut bien que tout le monde vive ! Survivre sur Point-Rouge est un art ! Entre l'interlice confédérale, la Camorre des françaos, les tueurs professionnels payés par les commerçants pour régler leurs petits comptes personnels, les bourgeois et les nobles escortés de véritables armées... Ici, pas d'intention qui ne cache un intérêt. Si tu veux revoir un jour ton monde, dame godappi, souviens-toi de ça et sois plus maligne que les autres !

— Je rends grâce aux dieux de vous avoir comme professeur, Kirah le Malin ! déclama Aphykit en imitant le ton grandiloquent du garçon. Je suis servie par la chance ! »

Gardant son sérieux, Kirah désigna Maranas d'un mouvement de menton :

« Tu as gardé ta liberté ou ta vie parce que celui-là est un Prouge ! Et même si ce Prouge entretenait des relations trop... trop... avec le vieux godappi de la maison au jardin plein d'eau, voilà ta seule chance ! »

Il adressa quelques mots en langue prouge à la vieille. Ils soulevèrent Maranas aussi délicatement que possible et le posèrent sur la banquette-air, dont la suspension rendit définitivement l'âme dans un craquement sinistre.

Aphykit était au bord de la nausée. Elle ne savait pas si cette sensation permanente de malaise était due à la puanteur qui s'exhalait de ses vêtements d'emprunt, à l'âcre odeur de sang sur ses mains, au lourd parfum suintant de la peau de la vieille Inonii, à la senteur poivrée du qualilié qui imprégnait les chevelures des Prouges ou encore au souvenir cuisant de l'agression des vagabonds lors de sa rematérialisation dans la cour de l'immeuble en ruine...

Lorsqu'elle avait repris connaissance, une terrible migraine l'avait clouée, nue et frissonnante, sur les pavés disjoints et rugueux. Elle n'avait pas encore surmonté le décalage provoqué par le déremat que des individus déguenillés, aux yeux exorbités, aux trognes terrifiantes, s'étaient rués sur elle. Eperonnée par la peur, elle s'était relevée et s'était élancée dans le dédale des escaliers défoncés, des couloirs éventrés, des pièces borgnes. Ses pieds s'étaient écorchés sur des clous rouillés, sur les arêtes des pierres, sur des échardes de bois. Elle avait entendu leurs éclats de voix, leurs hurlements, leurs jurons de dépit. Elle s'était terrée dans un réduit dont l'entrée disparaissait sous un tas de gravats, de planches et de chevrons. Venant après un voyage par transfert de cellules, en lui-même exténuant, cette course folle l'avait littéralement vidée. Elle avait eu besoin de longues minutes pour récupérer, recroquevillée sur un vieux canapé à ressorts, indifférente aux blattes et cancrelats noirs qui grouillaient entre les lattes pourries du parquet.

Elle avait peu à peu recouvré l'essentiel de ses facultés mentales et physiques. Le silence régnait de nouveau sur l'immeuble. Elle était prudemment sortie de son refuge, s'était assurée que les maraudeurs avaient abandonné la poursuite et elle avait déniché des fripes moisies marinant dans une poubelle à demi éventrée. Elle les avait enfilées à la hâte, luttant contre une terrible envie de vomir. La perte de son colancor, de sa seconde peau, avait fait se lever en elle un sentiment d'angoisse et de vulnérabilité. Dans les rues désertes de Point-Rouge Ville, elle avait eu l'impression que les regards des rares passants la transperçaient jusqu'au tréfonds de son être, lui volaient son intimité, son âme, sa vie.

Cette phobie de la nudité, commune à tous les Syracusains, la dominait comme une entité maléfique et affaiblissait considérablement son potentiel psychique.

Lorsqu'elle avait enfin localisé la demeure de Sri Mitsu, elle avait dû se concentrer longuement pour contacter silencieusement l'ami de son père. En réponse, l'ancien smella avait invoqué le son de protection et fermé son esprit à toute communication. Elle avait alors intercepté les pensées du jeune Prouge, celles des assassins de Pritiv, et avait compris que le vieil homme était sous la surveillance constante d'un Scaythe lecteur.

Désemparée, maîtrisant mal la technique du son de protection, elle n'avait pas réussi à trouver un stratagème pour entrer en contact avec Sri Mitsu. Elle avait seulement deviné que le message, transmis à Maranas par l'ancien smella, évoquait le troisième maître.

« Reste là, dame godappi ! dit Kirah. Ici, tu es en sécurité. Moi, je pars chercher la mère de Maranas, Panapii. »

Il s'éclipsa comme une ombre. Aphykit se laissa choir sur un coussin de tissu. Le cordon psychique la reliant à son père s'était rompu et elle savait, bien qu'elle refusât encore de se l'avouer, que cette coupure était définitive. Sri Alexu était resté sur Syracusa pour détourner l'attention des Scaythes d'Hyponéros et laisser à sa fille une petite chance de leur échapper. Il s'était sacrifié pour elle.

Dorénavant, elle serait seule au monde, seule avec son chagrin, seule avec ces larmes inconvenantes qu'elle refoulait au prix d'un terrible effort de volonté, seule avec son dérisoire contrôle des émotions, seule avec son désir de redevenir la petite fille aimée, choyée qu'elle avait cessé d'être depuis si peu de temps. Une succession d'images syncopées déferla dans sa tête : Syracusa, les reflets bleutés du Soleil Saphyr, le visage noble de son père, Deux-Saisons, la pluie, la tête à la fois ahurie et émouvante de l'employé de l'agence de voyages, l'immeuble en ruine, les faces hideuses des vagabonds, son corps exhibé, la blessure de Maranas, les enfants, la poussière, la fuite dans Matana, la chaleur, le sang... la chaleur... Tout se mit à vaciller, à tourner, les visages, les formes, les couleurs, de plus en plus vite... Elle perdit connaissance.

Une voix de crécelle la réveilla. Elle était allongée sur un matelas de coton, dans une pièce aux contours flous, aux murs tapissés de tentures vives. Penchée sur elle, la vieille Inonii lui tendait une assiette creuse de terre cuite d'où montait un fumet épicé. En retrait, adossé contre un mur, bras croisés, se tenait Kirah le Malin. Sa bouille ronde était empreinte de gravité.

« Mange maintenant, dame godappi ! dit le petit Prouge. Tu es à bout de forces. »

Estimant sans doute qu'elle en avait assez fait, Inonii posa l'assiette à côté du matelas.

« Maranas va mourir, poursuivit Kirah d'un ton monocorde. Sa vie est partie avec son sang. Les disques tueurs de ces salopards de Pritiv ne pardonnent pas ! » Inonii sortit de la chambre, au grand soulagement d'Aphykit chez qui la vue de ce corps décharné, osseux, parcheminé, réveillait un écœurement latent.

« Mange ! ordonna Kirah. C'est le plat traditionnel des Prouges : des intestins de mouteure, l'animal sacré, macérés dans des piments forts et des herbes sauvages. Idéal pour se refaire des forces ! »

Aphykit se rendit compte qu'elle n'avait rien avalé depuis deux jours standard. Son ventre vide réclamait son dû avec insistance. Comme elle ne voyait aucun couvert à côté de l'assiette, pas d'antique fourchette ni de cuillère, encore moins d'ustensile aspirant en usage sur Syracusa, elle lança un regard interrogateur au garçon. Il comprit l'embarras de la jeune femme. « Chez les Prouges, on mange avec les doigts. » Elle dépendait entièrement du bon vouloir de ses hôtes et n'avait aucun intérêt à les froisser en allant à l'encontre de leurs coutumes. Elle se redressa, saisit l'assiette et se résigna à plonger ses doigts dans la pitance. Le contact direct avec cette nourriture chaude, huileuse, épaisse, grumeleuse, déclencha sur sa peau des frissons de dégoût. Je suis devenue une paritole, pensa-t-elle avec amertume, je suis devenue aussi grossière, aussi animale qu'un mihomibête du Gétablan. Je suis vêtue de loques, je mange avec les mains ! Père, ne vous reverrai-je donc jamais ?

Pour la première fois, elle admit réellement la mort de son père, laquelle était restée jusqu'alors quelque chose d'un peu abstrait, une pensée superficielle qu'elle n'était pas parvenue à intégrer. Elle avait inconsciemment refusé d'affronter la réalité en face. Elle l'acceptait à présent et le fait de ne plus résister lui procurait un soulagement, un bienfaisant sentiment d'abandon, au-delà de son immense tristesse.

Elle attrapa un morceau de viande et le mit dans sa bouche. Un feu ardent lui embrasa la gorge. Les larmes trop longtemps refoulées jaillirent de ses yeux. Elle n'avait pas pleuré depuis l'âge de dix ans. Ces deux rigoles tièdes dévalant ses joues réveillèrent en elle des sensations enfouies, des souvenirs oubliés.

« C'est fort, hein ? s'exclama Kirah. La cuisine d'Ino-nu est rude pour les bouches délicates ! Tu... tu ne viendrais pas des mondes du Centre, par hasard, dame godappi ? »

La brûlure se répandit dans son tube digestif comme une traînée de poudre, mais, comme elle éprouvait un pressant besoin de se reconstituer, elle s'efforça de manger.

Rien ne s'était déroulé comme prévu. La mort brutale de Sri Mitsu, l'ancien smella, le seul homme capable de l'éclairer sur la conduite à suivre, la désorientait. Avec la disparition de son père, la chaîne inddique, amputée de deux de ses trois maillons principaux, était désormais brisée. Ni Sri Alexu ni le vieux Syracusain en exil n'avaient eu le temps d'achever sa formation. Seule, sans argent, traquée, elle ne savait pas comment s'y prendre pour gagner Selp Dik, la planète de l'Ordre absourate où résidait le troisième et dernier maître, le mahdi Seqoram.

Le feu des piments semblait essorer toute l'eau de son corps. La sueur abondante qui suintait par tous les pores de sa peau accentuait la puanteur de ses hardes chancies.

« Quand tu auras fini de manger, Inonii t'emmènera aux bains publics. Elle te fournira des vêtements propres qui... qui siéront mieux à ta beauté », murmura Kirah dont le visage se couvrit de confusion, comme effrayé par sa propre audace.

Un hurlement aigu, déchirant, insupportable, sabra soudain la quiétude de la maison, creva le plancher et les cloisons.

« Hum, la mère de Maranas est arrivée, commenta Kirah, inquiet. Je ne sais si c'est une bonne chose pour toi, dame godappi. Les mères ont un tel poids, ici, à Matana... Je vais voir. »

La sueur plaquait les cheveux de la jeune femme sur ses tempes et son front. Des serpents gluants, visqueux, rampaient sur sa peau, glissaient sur son ventre, sur son dos, furetaient entre ses seins. Cette nouvelle expérience lui procurait une sensation équivoque, oscillant entre plaisir et rejet. Jamais, depuis sa tendre enfance, elle ne s'était séparée aussi longtemps de son colancor, qu'elle ne retirait d'habitude que pour le traditionnel bain du soir à ondes lavantes. Son père l'avait pourtant mise en garde contre l'usage excessif du colancor : l'accoutumance crée des traumatismes, disait-il, et si un jour tu es amenée à vivre sur d'autres mondes, tu ne sauras pas t'adapter. Elle comprenait maintenant ce qu'il avait voulu dire. Elle se demanda si le contrôle des émotions, cette manière de se dissimuler derrière un paravent d'impassibilité, ne créait pas un traumatisme encore plus profond que le colancor. Accaparée par ses pensées, elle ne vit ni n'entendit Kirah sortir de la chambre.

Quelques minutes plus tard, une touffe brique s'immisça entre les barreaux de la rampe de l'escalier tournant.

« Maranas te réclame ! cria le petit Prouge. Viens vite : il n'en a plus pour longtemps. Sa mère ne te fera aucun cadeau. La douleur la rend folle. » Aphykit reposa l'assiette et fixa le garçon : « Que voulez-vous dire par "aucun cadeau" ? — Je n'ai pas le temps de t'expliquer toutes nos coutumes, dame godappi. Viens, maintenant ! »

Le petit Prouge dévalait déjà l'escalier. Aphykit se leva et tenta de donner une touche correcte à son accoutrement. Elle était recrue de fatigue. Une douleur lancinante imprégnait chacun de ses muscles, chacune de ses articulations. Ses jambes cotonneuses la portaient avec difficulté. Saisie de vertige, elle faillit trébucher sur les marches branlantes de l'escalier étriqué.

La vieille Inonii étreignait une autre femme, plus jeune, au visage confit dans la graisse et le maquillage outrancier. Des bourrelets adipeux tendaient sa longue robe turquoise parsemée de fils d'or et d'argent. Deux traînées grisâtres, un mélange de larmes et de khôl, coulaient sur ses joues flasques. Ses cheveux rouges et dénoués tombaient sur ses larges fesses.

Quand elle aperçut Aphykit qui s'avançait d'un pas indécis depuis le fond de la pièce, la grosse femme releva brusquement la tête, s'écarta d'Inonii, renifla à trois reprises, brandit le poing et cracha un flot imprécatoire dont la virulence fit trembler la chair molle de ses bajoues.

Kirah ignora superbement la grosse femme. Il se rendit directement au chevet de Maranas avec le calme imperturbable d'un capitaine de vaisseau traversant une tempête stellaire. Il fit signe à Aphykit d'approcher. Dès que la Syracusaine, toujours poursuivie par la vindicte maternelle, se fut penchée sur Maranas, aussi blanc que le mur, celui-ci trouva la force de lever et de tourner son visage vers elle. Ses lèvres exsangues s'entrouvrirent :

« Dou... Double-Peau... »

Sa voix n'était qu'un gargouillis sonore. Le moindre souffle d'air pouvait éteindre à jamais la fragile flamme de sa vie.

« II... il m'a dit... toi... chercher le troisième... maître... le mahdi Seqoram... absou... rate... Il ne... il n'est pas... »

Ses traits se détendirent, ses yeux se révulsèrent, sa nuque retomba lourdement sur l'oreiller. Un dernier spasme secoua ses membres et son tronc, puis il se figea dans la mort. La grosse femme poussa un hurlement, se précipita vers la banquette et s'abattit sur le corps inerte.

Kirah saisit le bras d'Aphykit et l'entraîna à l'écart.

« Il ne faut pas que tu restes ici une minute de plus, dame godappi ! dit-il à voix basse. Panapii te désignera certainement comme la responsable de la mort de son fils.

— Pourquoi ? En quoi est-ce que...

— Je sais, tu as même essayé de le sauver de la mort. Mais tu oublies qu'à Matana tu es une godappi. Pour Panapii, ce sont les godappis qui ont tué son fils. Comme le veut la coutume, elle réclamera vengeance en exigeant la tête et le sang du premier — ou de la première godappi — venu ! Cela signifie qu'à partir de ce moment, tu es en danger de mort. Plus un seul Prouge ne t'accordera son secours. Pas même moi, dame godappi ! Je ne peux aller contre la décision d'une mère sur le cadavre de son fils. C'est notre loi. Et si je veux continuer à pratiquer l'art de la survie, je dois la respecter ! Un proverbe prouge dit : Ne croise jamais le regard d'une mère qui pleure son fils car ta propre mère ne tardera pas à te pleurer !

— Pour que le sacrifice de Maranas ne soit pas vain, il faut que je quitte le plus rapidement possible Point-Rouge, argumenta Aphykit, prise au dépourvu par le revirement du petit Prouge. Et pour cela, professeur Kirah le Malin, voulez-vous encore m'apporter votre aide ? »

Elle avait essayé de mettre toute la force de sa conviction dans sa voix, mais elle savait que cela serait insuffisant pour ébranler la résolution du garçon, enracinée par des siècles de tradition. A sa manière, il était également victime du traumatisme créé par le poids de la conscience collective.

« Ta seule chance est d'agir vite, répondit-il en esquivant la question. Avant que tous les Prouges ne soient avertis qu'une belle dame godappi s'est égarée dans les ruelles de Matana. Ils te chercheront pour te tuer, offrir ta tête et ton cœur à Panapii et toucher ainsi la prime de vengeance. Sans compter les bandes qui travaillent pour le compte des trafiquants, des marchands de viande humaine, pour qui une femme des mondes du Centre constitue une prise rarissime, inespérée, susceptible de rapporter un énorme paquet de fric. Méfie-toi de tout le monde. Et maintenant, pars ! Je ne peux plus rien faire pour toi !

— Montrez-moi au moins la sortie de ce labyrinthe ! » Kirah esquissa une moue dubitative. « Si tu es capable, comme tu l'as prétendu tout à l'heure, d'entendre les conversations sans t'approcher de ceux qui parlent, alors je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas capable de sortir toute seule de Matana ! Et puis crois en ta chance, invoque la protection de tes dieux si tu en as... Pars vite avant que Panapii ne me demande d'être l'instrument de sa vengeance, ce que je ne pourrai pas refuser. D'autant plus qu'elle est riche et que la récompense sera sûrement intéressante ! Je peux encore te dire ceci : si tu parviens à survivre, va dans les quartiers interdits et essaie de contacter un françao de la Camorre. Certains d'entre eux possèdent des machines à transférer les cellules. Tente ta chance. Ta beauté rend bien des choses possibles!... Adieu ! »

Le ton de Kirah le Malin était devenu cassant. Il ouvrit d'autorité la porte basse donnant sur la venelle, inondée d'une lumière glauque, celle du troisième crépuscule annonciateur de la fraîcheur et de la nuit. Le disque émeraude de Feu Vert régnait sans partage sur le ciel de Point-Rouge. Une foule colorée, bigarrée, braillarde, se déversait dans la ruelle. Aphykit sortit de la maison d'Inonii et se mêla au flot des chevelures rouges. Elle eut l'impression de plonger corps et âme dans un océan d'hostilité.

Avant de se fondre définitivement dans la cohue, elle se retourna vers Kirah, menue silhouette que la pénombre de la maison estompait, et cria :

« Je vous remercie pour tout, Kirah le Malin ! Que vos dieux vous soient propices ! »

Le petit Prouge la suivit des yeux aussi longtemps que possible. Puis, lorsqu'elle eut entièrement disparu au bout de la venelle, il ferma la porte, traversa en un éclair la pièce où la grosse Panapii s'accrochait avec un désespoir poignant au cadavre de Maranas et se dirigea vers l'escalier de pierre de la courette auréolée de lumière verte.

Il grimpa jusqu'au toit supérieur. Là, il se jucha sur un parapet, mit ses deux index dans sa bouche et siffla pour rassembler sa bande. La belle godappi était une prise un peu grosse pour ses petits soldats, mais il n'allait tout de même pas cracher sur l'argent qu'elle pouvait rapporter. S'il était le premier à prévenir Glaktus le négociant — et il avait encore toutes ses chances car il avait de l'avance sur les autres chefs — il toucherait la prime de rabattage qui, si elle ne valait pas la prime de capture, représenterait tout de même un bon paquet de fric.

Survivre était un art, à Matana.

CHAPITRE VI

Le jour (ou la nuit selon les mondes) où les Syracusains et leurs alliés se rendirent maîtres des planètes de la Confédération de Naflin demeure inscrit dans la mémoire collective comme le Grand Bouleversement ou encore, au gré de la verve populaire, le Coup d'Etat Mental, le Commencement de l'Horreur, la Terreur des Inquisiteurs, l'Ouverture des Cerveaux... et une infinité de termes révélateurs dont le dénominateur commun reste la formidable impression produite par les Scaythes d'Hyponéros sur les esprits de l'époque...

Tout avait été préparé avec le soin le plus extrême : de Syracusa, les Scaythes inquisiteurs, les assassins de la secte de Pritiv, les officiers ralliés de l'interlice confédérale et les cardinaux kreuziens furent expédiés en masse sur tous les points névralgiques des Etats membres, grâce aux multiples déremats prêtés par la C.I.L.T., la plus grande compagnie de transfert de cellules de l'univers connu et inconnu...

Dans chaque capitale, dans chaque palais, un autochtone, le plus souvent un proche des familles gouvernantes, avait été au préalable chargé de préparer l'invasion : neutraliser les gardes, décoder les disques-mémoire des annales secrètes, ouvrir les portes...

Le secret de la réussite résida dans la vitesse et la précision...

Les officiants des cultes locaux, prêtres du Neuvième Sceau, druides, imas, clergistes, devins des Sources de Vie, fées des Réseaux de Lumière et autres, furent exposés sur les places publiques dans les croix-de-feu à combustion lente —

La mise en place du grand Ang' empire fut orchestrée depuis Vénicia, la capitale syracusaine, par le connétable Pamynx, en communication permanente avec son réseau de relais mentaux disséminés sur les mondes intermédiaires, et par Sa Sainteté le muffi de l'Eglise du Kreuz, à la tête d'une formidable aimée de missionnaires fanatiques...

Ils avaient tout prévu... Tout ?

« L'histoire du grand Ang' empire »,

Encyclopédie unimentale

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